Il est d’usage de penser que les émotions nées d’un voyage sont difficiles à communiquer aux autres.
Abstraites et mouvantes, elles n’en sont pas moins là, ces émotions, aussi réelles que les photos rapportées et qui ont l’avantage d’être concrètes et palpables.
Elles remontent au cœur comme à l’esprit à chaque souvenir,
à l’ombre d’une évocation, perlant à chaque mot, même hésitant, même murmuré.
C’est seul que Bruno a fait ce voyage.
A son retour, clichés et sensations en bandoulière, petit à petit il a raconté.
J’ai écouté et surtout compris que le choix d’un voyage ne saurait être anodin.
Celui-ci le définit bien.
J’ai alors proposé de mettre mes mots au service de ses photos et d’ainsi tenter de retranscrire ses émotions.
Ou du moins, ce qu’il m’avait semblé en percevoir.
C’est peut-être un exercice de haute voltige.
C’est en tous cas l’histoire d’un partage.
Emmanuelle
TU IRAS L'AMBLE
«Mets tes pas dans les miens puisque c’est pour cela que tu es venu.
Viens.
Laisse de côté ta crainte et même si ma pointure dépasse largement la tienne n’y prends pas garde et n’hésite plus à me suivre.
Si tes pas s’emboîtent aux miens et tant que durera la marche, je t’ouvrirai au monde qui est le mien.
A mesure que ta foulée se règlera à la mienne, tu oublieras d’où tu viens et ce qui fait ta vie. Tu l’oublieras pour un moment seulement mais je souhaite que tout cela s’éloigne de toi.
Parce que pour, ne serait-ce qu’effleurer mon territoire et l’existence que j’y mène, tu ne pourras pas t’encombrer de ce qui pèse lourd en toi et entraverait ton avancée.
C’est toi qui viens à moi.
C’est à toi de faire cet effort là pour venir à ma rencontre et me découvrir.
Moi, je n’ai pas changé: mes habitudes et mes mœurs sont restées les mêmes depuis la nuit des temps.
Ma pensée sauvage que la civilisation n’a pas atteinte continue à dicter mes gestes, mes élans, mes amours. Sans obéir à aucune mode.
Marche derrière moi. Fais attention quand même car bien que je te parle, il me sera agréable que tu saches te faire discret.
Apprends à utiliser les herbes, les arbres ou même le vent pour te dissimuler à mes regards, te soustraire à mes instincts.
N’aie pas peur mais sois humble.
Tu vas fouler un territoire qui n’est pas le tien et pénétrer certains secrets de ma vie.
L’inverse n’est pas vrai.
L’inverse n’est jamais vrai: quand il nous arrive de fouler vos terres, c’est souvent dans la controverse et toujours derrière des barreaux.
Ici, tu vois, point de grille.
A toi de les fixer, ces limites.
Qu’elles te soient dictées par le désir que tu as de m’approcher, le respect de ce que je suis, de ce que je vis, par l’humilité devant ce qui te dépasse et la reconnaissance de nos différences.
Pour qu’il soit beau, ce voyage.
Es-tu prêt?
Alors viens et mets tes pas dans les miens…»
AU MITAN DE LA VIE
Au mitan de la vie, après s’être ouvert aux possibles, avoir tenté des impossibles, essuyé des revers et cru à des bonheurs, où serait le salut?
Où serait-il ce salut ailleurs que dans ma nature profonde?
Où serait-elle alors, ma raison d’être autrement qu’à l’écoute attentive et fidèle de ce que me dicte mon cœur?
Inutile de fuir ce qui devient évidence.
A bas les faux-fuyants qui n’illusionnent personne et certainement pas moi.
Au placard aussi les tentatives pour entrer dans le rang.
Je suis un solitaire.
Ce besoin de silence et de temps ne m’a pas donné, comme aux gens du Sud, le verbe facile et l’éloquence exubérante. A eux les effluves du basilic et de l’huile d’olive, les grandes plages baignées de soleil et les palmiers dont les hautes silhouettes ne m’émeuvent guère.
Je suis un silencieux.
Au clapotis des vagues, je préfère celui de la pluie sur ma tente où, économisant mes gestes et limitant mes bruits, je communie avec ce qui m’entoure.
Conscient de la faveur qui m’est faite, enivré de silence et satisfait des kilomètres que j’ai mis entre mon quotidien et moi.
Je suis souvent dans le ressenti.
Et laisse parler mon cœur qui, depuis plusieurs années déjà, me guide vers des espaces majestueux de calme, où le temps a bien voulu s’arrêter et où toute la magie des paysages du Grand Nord est venue déposer sa lumière.
Après quatre années ponctuées par les accidents et incidents de la vie, un avion tournant une fois encore le dos au Sud, me dépose sur les rives de l’île Kodiak.
Vingt-huit heures de voyage me séparent «d’avant» pour me permettre un «ici et maintenant» au milieu des ours bruns.
Pas vraiment un choix. Une évidence, plutôt.
Un élan qui me pousse à rejoindre ce à quoi, peut-être, je ressemble un peu.
Je suis chez eux, sur le pas de leur porte.
Qu’ils me laisseront franchir si je sais me soumettre aux lois qui régissent leur univers, si je parviens à être là sans être vu ni perçu comme un intrus.
Si je sais me comporter comme, toujours, il faut se comporter en présence de l’Autre: avec respect.
Je franchirai cette porte si cela m’est permis avec, au cœur, la joie neuve d’aller m’abreuver à la source.
Avec, au ventre, la conscience très nette du danger qui souvent accompagne ces grandes émotions naturelles.
Et qui, au milieu des grizzlis, quitte le domaine de la littérature pour entrer dans celui de la réalité.
BALOO
De la violence naturelle à la tendresse, tout est dans l’allure. Je les regarde chahuter. D’un grognement amical, bras ballants et dans un sourire figé l’un d’eux taquine son compagnon cherchant à obtenir une réaction. Notre Baloo est bien réel!
Eprouvant une certaine empathie à leur égard, je comprends alors lequel joue l’indifférent et lequel se fera remettre à sa place. Cette scène me devient de plus en plus familière comme tout ce qui m’entoure depuis mon arrivée. En regardant ces deux là je vois deux ados qui se chamaillent sans raison hormis celle que leur instinct leur dicte: assimiler ces gestes qui ne pourront que leur être utiles à l’avenir.
Une acquisition bien naturelle qui s’apparente au temps vécu sous la tutelle de leur mère. Comme pour nous, leur éducation a commencé grâce à l’observation des faits et gestes maternels.
De la cueillette à la chasse en passant par la période de rut, c’est en fonction de ses acquis éducatifs qu’ils deviendront respectables.
COMME TOUS LES PETITS DU MONDE
Comme tous les petits du monde, les oursons suivent leur mère et s’attachent à ses pas comme à ses règles d’éducation.
Gare à celui qui s’en détourne!
L’ourse les a nourris avant de leur apprendre les moyens de le faire sans elle.
Elle les a maternés avant de consentir à les voir s’éloigner.
Les a initiés aux dangers qui les guettent et aux meilleures façons de s’y soustraire.
Comme bien des mères aiment à le faire, elle a pris soin de les veiller, eu la patience de subir leurs assauts ludiques, trouvé l’autorité de donner de la voix pour enseigner les gestes et baliser le Chemin.
Plus les jours passent, plus s’étend le périmètre autorisé.
Plus ils grandissent, plus le regard maternel s’allège.
Et puis un jour…
Alors que mère et petit regardaient encore dans la même direction, intrigués d’un même bruit, attentifs à un même spectacle, la mère s’est éloignée.
L’ourson n’y a pas pris garde alors qu’elle sait, sans doute, que le temps en est venu.
Pour la première fois peut-être, leurs centres d’intérêts divergent.
Le contact physique rompu, l’ourson demeure sans appui.
Debout et seul, tout entier tendu vers un ailleurs.
Couché dans l’herbe et immobile, je suis, pour un instant seulement, cet ailleurs, cet inédit.
Le temps d’un regard, celui d’un échange silencieux.
Comme un secret entre lui et moi.
Une porte s’est ouverte. D’autres s’ouvriront.
Désormais assez fort pour affronter la Vie, il s’engagera bientôt sur les chemins de son autonomie.
Comme tous les petits du monde….
LA CHASSE AU SAUMON
Bien installé et caché par le vent, bien que ce ne soit pas la première fois que j’assiste à tel spectacle, je reste en admiration devant l’habileté de cet animal à pêcher le saumon.
Nous sommes en automne et la proche hibernation lui fait avaler d’impressionnantes quantités de saumons sauvages qui se dirigent vers leur destin final, déployant toute leur énergie dans quelques centimètres d’eau.
La pêche devient alors l’essentiel de son activité.
Sa technique d’approche commence par une période de repérage.
Son instinct prédateur déclenché, il accroche sa proie du regard.
Une courte accélération et le voilà en chasse.
Le poisson esquive plusieurs attaques de son bourreau mais au premier contact, c’est déjà le coup de grâce.
Sa dextérité à pêcher n’a rien à envier à celle qu’il déploie ensuite pour débarrasser le saumon de son arête dorsale.
Et en déguster les morceaux de premier choix lui donne, tout à la fois, l’expression satisfaite du pêcheur comblé et celle du gastronome sauvage.
CONCLUSION
A Kodiak comme ailleurs, que le ciel soit gris ou qu’il soit bleu, que ce soit le silence ou l’agitation, les jours n’ont que vingt-quatre heures.
On ne touche pas au temps.
Il est cependant des portions de temps dont on se sera imprégné davantage que d’autres.
Un temps hors du temps.
Un temps béni.
Un temps de grâce.
De celui qui permet de vivre au présent comme toujours il faudrait.
De ce temps qui ne se conjugue ni au passé mort ni au futur encore à venir.
De ce temps qui sublime l’ici et maintenant, donnant alors aux êtres aux choses et aux évènements tout le poids qu’ils méritent qu’on leur donne.
Dans le juste milieu, apaisant et vrai.
Dans ce plaisir qu’il nous est donné d’être là. Simplement.
Les deux semaines de mon séjour arrivent à leur terme.
A mes pieds, mes bagages.
Dans mon dos, les moteurs de l’hydravion.
Un dernier regard circulaire sur ces paysages devenus familiers.
Un départ déchire. Toujours, même un peu.
Mais je pars un peu plus riche.
Tandis que nous quittons le sol et que l’au revoir des guides n’est plus qu’une silhouette confuse, me vient déjà au cœur, l’absence de l’ours.
Cependant rapidement consolée par l’image tenace que j’en conserve.
Par son lourd balancement qui se poursuit en moi.
Je regarde par le hublot.
Envie de lui parler:
« Je pars et reviendrai.
Ce jour-là comme hier, comme toujours, placide et solitaire tu iras l’amble.
Et je sais déjà, oui, je le sais, de nouveau, je te suivrai…»
Je remercie Emmanuelle pour ses qualités d'écoute et sa façon naturelle de transcrire mes émotions sur papier.